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HISTOIRE

DES CROISADES

Guillaume de Tyr

 

PREFACE DE

GUILLAUME DE TYR

 

 

Qu'il soit périlleux et grandement difficile de raconter les actions des rois, c'est ce dont aucun homme sage ne peut douter. Sans parler des travaux, des recherches, des longues veilles  qu'exige une telle entreprise, les historiens marchent entre deux précipices, et ils ont grande peine à éviter l'un ou l'autre. S'ils veulent fuir Charybde ils tombent dans Scylla, qui, avec sa ceinture de chiens, n'est pas moins féconde en naufrages. Ou ils recherchent en effet la vérité sur tous les événements, et alors ils soulèvent contre eux la haine de beaucoup de gens; ou, pour échapper à toute colère, ils dissimulent une partie de ce qui s'est passé; et c'est là bien certainement un grave délit, car on sait que rien n'est plus contraire à leur office que de passer artificieusement sous silence et de cacher à dessein ce qui est vrai; or, manquer à son office, c'est à coup sûr une faute, puisque l'office de chacun c'est la conduite qui lui convient, selon sa situation, les mœurs et les lois de sa patrie.

 

Mais, en revanche, rapporter sans aucune altération tout ce qui s'est fait et ne jamais s'écarter de la vérité, c'est une chose qui excite communément la colère, selon ce vieux proverbe: « La complaisance procure des amis, et la vérité enfante la haine ».

 

Ainsi, ou les historiens manqueront au devoir de leur profession en montrant une complaisance illégitime; ou, s'ils demeurent fidèles à la vérité, ils auront à supporter la haine dont elle est la mère; ce sont là les deux périls qu'ils encourent et qui les travaillent tour â tour péniblement. Notre Cicéron dit en effet: « La vérité est fâcheuse, car elle enfante souvent la haine, ce poison de l'amitié; mais la complaisance est plus fâcheuse encore, car, par notre indulgence pour les vices d'un ami, nous le laissons courir à sa ruine ». Paroles qui se rapportent évidemment à celui qui, par complaisance et contre son devoir, passe sous silence la vérité.

 

Quant à ceux qui par flatterie mêlent impudemment des mensonges à leurs récits, c'est, comme on sait, une action si détestable qu'ils ne méritent pas d'être comptés au nombre des historiens; si l'omission de la vérité est en effet une faute contraire au devoir de l'historien, combien plus grave sera le péché de mêler le faux au vrai et de transmettre à la postérité crédule le mensonge au lieu de la vérité?

 

Il est encore un autre écueil, autant et peut-être même plus redoutable, que les historiens doivent fuir de tout leur pouvoir; c'est que la dignité des actions ne soit obscurcie et abaissée par la sécheresse du langage et la pauvreté du récit; les paroles doivent convenir aux choses dont il s'agit, et il ne faut pas que le langage de l'écrivain demeure au dessous de la noblesse du sujet. Il faut donc prendre bien garde que la grandeur du sujet ne disparaisse par suite de la faiblesse de l'ouvrier, et que des faits grands et importants en eux-mêmes ne deviennent petits et misérables par le vice de la narration; car, ainsi que le dit l'illustre orateur dans le premier livre de ses Tusculanes : « Confier à l'écriture ses pensées quand on ne sait ni les bien disposer, ni les présenter avec éclat, ni attirer le lecteur par le charme de la parole, c'est la conduite d'un homme qui abuse follement des lettres et de son loisir ».

 

Nous nous sommes trouvé dans le présent ouvrage particulièrement exposé à ces périls nombreux et contradictoires; nous y avons rapporté en effet, sur le caractère, la vie et les habitudes des rois, et à mesure que la série des événements nous a paru l'exiger, beaucoup de choses soit louables, soit blâmables, que leurs descendants liront peut-être avec humeur, et ils s'irriteront injustement contre l'historien, ou le jugeront menteur et haineux, vice que, Dieu le sait, nous nous sommes efforcé d'éviter comme une peste fatale. Nous ne saurions nier, d'ailleurs, que nous avons audacieusement entrepris un ouvrage au dessus de nos forces, et que notre langage n'est point au niveau de la grandeur des événements; ce que nous avons fait est pourtant quelque chose. De même, en effet, que les hommes peu exercés à peindre, et qui ignorent les secrets de l'art, ont coutume de tracer seulement les premiers linéaments du tableau, et de n'y mettre que des couleurs ternes auxquelles une main plus habile vient ensuite ajouter l'éclat et la beauté, de même nous avons posé avec grand soin, et en observant scrupuleusement la vérité, des fondements sur lesquels un plus savant architecte pourra élever avec art un bel et grand édifice.

 

Parmi tant de difficultés et de périls, il eût été plus sûr de demeurer en repos, de nous taire et de laisser notre plume oisive; mais l'amour de la patrie nous pressait, de la patrie pour laquelle un homme de bien, si la nécessité l'exige, est tenu de donner sa vie. Cet amour nous commandait, avec l'autorité qui lui appartient, de ne pas laisser ensevelir dans le silence et tomber dans l'oubli les choses qui se sont passées autour de nous durant un espace d'environ cent ans, de les raconter avec soin et d'en conserver le souvenir pour la postérité; nous avons donc obéi et avons mis la main à une œuvre que nous ne pouvions honnêtement refuser,  nous inquiétant peu de ce que la postérité pensera de nous, et de l'éloge ou du blâme que, dans un si brillant sujet, pourra mériter notre récit; nous avons obéi; et plaise à Dieu que ce soit avec autant de succès que de zèle, avec autant de mérite que de dévouement ! Nous avons cédé au doux plaisir de parler de notre terre natale, bien plutôt que nous n'avons mesuré nos forces avec le travail que nous entreprenions, nous confiant non dans notre génie, mais dans la ferveur et la sincérité de nos sentiments.

 

A ces motifs sont venus s'ajouter les ordres du seigneur roi Amaury, d'illustre et pieuse mémoire, dont puisse l'âme jouir du repos éternel ! Ce sont ses instances répétées qui nous ont surtout déterminé à cette entreprise. C'est aussi à sa demande et à l'aide des écrits arabes qu'il nous a fournis, que nous avons composé une autre histoire depuis le temps du Mahomet jusqu'à cette année qui est la 1184e depuis l'incarnation de N. S., ouvrage qui comprend un espace de 570 ans et dans lequel nous avons principalement suivi pour guide le vénérable Seith [1], patriarche d'Alexandrie. Quant à l'histoire dont il s'agit ici, n'ayant pour nous guider aucun ouvrage grec ni arabe, et instruit seulement par les traditions, à l'exception de quelques événements que nous avons vus de nos propres yeux, nous avons commencé notre récit au moment du départ des vaillants guerriers et des princes chéris de Dieu, qui, sortant à la voix du seigneur des royaumes d'Occident, se sont emparés, le glaive à la main, de la Terre-Promise et de presque toute la Syrie. Nous avons continué avec grand soin notre histoire depuis cette époque jusqu'au règne du seigneur Baudouin 4e, qui, en comptant le seigneur duc Godefroi, premier possesseur du royaume de Jérusalem, est monté le septième sur le trône, ce qui fait un espace de 84 ans.

 

Afin que rien ne manque au lecteur curieux pour la pleine connaissance de l'état des pays d'Orient, nous avons exposé d'abord et en peu de mots à quelle époque et combien durement ces contrées ont subi le joug de la servitude; quelle fut alors, au milieu des infidèles, la condition des fidèles qui les habitaient, et à quelle occasion, après un si long esclavage, les princes des royaumes d'Occident, s'armant pour, leur délivrance, entreprirent ce pèlerinage lointain et laborieux.

 

Que si le lecteur considère nos travaux, et combien ils pèsent sur nous en grand nombre, soit pour l'illustre métropole de Tyr dont nous occupons le siège, non à cause de notre mérite, mais par la seule grâce du Seigneur, soit pour les affaires du seigneur roi, dans le palais duquel nous remplissons les fonctions de chancelier, soit pourtant d'autres nécessités qui chaque jour s'élèvent plus pressantes que de coutume, il sera porté à l'indulgence s'il rencontre dans le présent ouvrage quelque faute dont il ait droit de s'offenser. L'esprit occupé d'un si grand nombre d'objets devient plus lent et plus faible dans l'examen de chacun en particulier, et, se partageant entre tous, il ne peut donner à chacun autant de soin qu'il le ferait s'il recueillait toutes ses forces vers un seul but et se dévouait tout entier à une seule étude. A ce titre, nous obtiendrons plus facilement l'indulgence.

 

Nous avons divisé cet ouvrage en vingt-trois livres et chaque livre en un certain nombre de chapitres, afin que le lecteur trouve plus facilement ce qu'il jugera à propos de chercher dans les diverses parties de notre histoire. Nous avons dessein, si Dieu nous donne vie, d'ajouter à ce que nous avons déjà écrit le récit des faits qu'amèneront de notre temps les vicissitudes de l'avenir, et d'augmenter le nombre des livres selon que l'exigera le sujet.

 

Nous tenons pour assuré et sommes bien certain de ne pas nous tromper en ceci que nous produisons dans cet ouvrage un témoin de notre impéritie; nous révélons en écrivant une faiblesse que nous aurions pu cacher en gardant le silence; mais nous nous acquittons d'un devoir de charité et nous aimons mieux qu'on nous trouve dépourvu de la science qui enorgueillit que de la charité qui édifie. Plusieurs qui ont manqué de la première n'ont pas laissé d'être admis au festin et jugés dignes de s'asseoir à la table du roi; mais celui qui, sans posséder la seconde, s'est rencontré au milieu des convives, a mérité qu'on lui adressât ces paroles: « Comment êtes-vous entré en ce lieu sans avoir la robe nuptiale [2] »? Que le Seigneur miséricordieux écarte de nous ce mal, car lui seul le peut!

 

Sachant néanmoins que les longs discours ne «seront point exempts de péché [3]» et que la langue des misérables mortels, toujours en péril d'erreur, devient aisément coupable, nous invitons fraternellement et exhortons pieusement notre lecteur, s'il trouve dans cet ouvrage un juste sujet de blâme, de ne s'y livrer qu'avec mesure et charité, afin qu'en nous reprenant, il acquière lui-même des droits à la vie éternelle. Qu'il se souvienne de nous dans ses prières et obtienne du Seigneur que toutes les fautes qu'ici nous pourrons avoir commises ne nous soient pas imputées à mort ; que bien plutôt le Sauveur du monde, dans son inépuisable et gratuite bonté, nous accorde sa clémence ; misérable et inutile serviteur dans sa maison, nous nous courbons avec respect à la voix d'une conscience qui nous accuse, et redoutons avec grande raison son tribunal. 



[1] Seïd-ben-Batrik, plus connu sous le nom d'Eutychius.

[2] Evang. sel. S. Matth. chap. 22, V. 22.

[3] Proverb. chap. 10, v. 19.

 

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