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COEXISTENCE AU LIBAN

Parole d'un moine cistercien du Proche Orient
Père Louis Wehbé o.c.s.o.

Le sujet de la coexistence au Liban d'une société multiculturelle et multi-religieuse revêt en soi une importance historique, que ce soit au niveau interne du pays lui-même qu'au niveau régional et même international. Le peuple libanais est conscient de ce rôle qu'il a rempli depuis des siècles. Les discours publics des chefs tant religieux que politiques du Liban reviennent toujours sur ce rôle. Ils vont même souvent jusqu'à présenter avec fierté comme modèle le système sociétal propre à ce pays, souvent d'ailleurs non sans exagération, il faut l'avouer.

A jeter un regard global sur l'histoire du pays du Cèdre, on constate que le Liban a accueilli et intégré, surtout au cours des trois derniers siècles, des communautés ethniques et confessionnelles variées. Les événements historiques de la région lui ont imposé en quelque sorte cette mission, et lui a trouvé en lui-même les conditions pour jouer ce rôle.

Cette mission d'accueil et de coexistence, dévolue à ce pays, n'a jamais été un cadeau gratuit, et aujourd'hui encore elle reste pour lui un privilège et un défi jamais complètement relevé. Aujourd'hui, plus que jamais, le Liban - qui traverse une crise existentielle - a à chercher et découvrir en lui-même l'inspiration et le courage de rester fidèle à lui-même. Et cela malgré toutes les forces adverses, du dedans et de 1'extérieur, qui cherchent à le neutraliser.


Expérience personnelle.

Quelle parole peut apporter à ce débat socio-politico-religieux un simple moine retiré du tourbillon qui agite le monde ? Peut-être que l'humble contribution susceptible d'avoir quelque intérêt serait sa propre expérience personnelle.

Je suis moine prêtre de l'Ordre Cistercien de la Stricte Observance (OCSO), connu aussi sous l'appellation de Trappiste, vivant dans un monastère en Terre Sainte.

Je suis Libanais maronite né dans la montagne libanaise dans un contexte complètement maronite. Étant encore jeune adolescent j'ai opté pour la vie monastique. La Providence m'a amené à réaliser ma vocation monastique dans un Ordre occidental de rite latin, et je suis entré dans ce monastère cistercien de Latroun fondé en 1890, qui se trouvait alors en Jordanie. C'était en 1951, il y a de cela 70 ans. Notre monastère fut fondé en 1890. Après 131 ans d'existence, je constate que durant cette période, notre monastère a appartenu successivement à quatre États, sans changer de place : de 1890 jusqu'à 1914 c'était l'Empire ottoman. Après la 1ere Guerre mondiale de 1920 à 1948 c'était la Palestine sous mandat Britannique. De 1948 jusqu'à 1967 c'était le Royaume Hachémite de Jordanie. A partir de 1967 nous nous trouvons sous régime israélien, jusqu'à nouvel ordre.

Entré ici en 1951 j'ai vécu les changements, les drames bouleversants qui peu à peu transformèrent la face du pays et de ses habitants. Tous ces changements, bien qu'accompagnés de souffrance, n'ont pas altéré mon choix de vie monastique qui procure essentiellement une stabilité intérieure en Dieu, qui rend l'homme partout chez lui et étranger à tout lieu.

La communauté où je suis entré, a toujours été composée de membres provenant de différentes origines. J'ai ainsi vécu avec des confrères appartenant à des pays aussi variés que la France, l'Allemagne, la Belgique, les Pays Bas, la Yougoslavie, 1'Arménie, le Liban, la Syrie, la Jordanie, les États Unis, le Canada, l'Argentine, le Pérou, et j'en passe. Je peux témoigner en toute conscience que cette coexistence dans une communauté stable a agrandi et enrichi mon cœur. Je n'ai jamais senti ou vu des dissensions basées sur l'origine, la culture, la langue. Les charges pour le service de la communauté étaient réparties uniquement selon les besoins et les capacités des personnes, en utilisant le français comme langue commune. Il est bien évident que c'est la nature même de notre vocation religieuse et nos références chrétiennes qui nous ont unis et continuent à nous unir.

Durant ma formation et mes études j'ai été amené à vivre quatre ans en France, deux ans en Italie, trois ans au Canada et un long séjour au Liban. Toutes ces expériences n'ont fait que me confirmer au long du cheminement que j'ai vécu et continue à vivre à Latroun.

Ici au monastère le contexte local a fait que depuis notre fondation jusqu'aujourd’hui, nous avons été en contact journalier avec des catégories assez différentes de gens : des chrétiens, des musulmans, des juifs, des druses, Palestiniens, Israéliens, des gens ouverts, d’autres radicaux. Et nous avons toujours considéré que notre rôle est d'être frères de tous, le désir de se trouver, de mieux découvrir le sens de sa vie, quelle que soit son appartenance religieuse ou ses croyances. Nous le faisons sur la base de notre identité humaine et chrétienne.

Libanais, je le suis et j'en suis fier. Maronite, je le suis et j'en suis fier. Mais avant tout je suis un simple homme, frère de tous les hommes, mes semblables, et nous sommes tous solidaires les uns des autres.
A la lumière de ma longue expérience je peux affirmer que, grâce aux moyens humains dont chacun dispose, il est possible de vivre ensemble, de coexister, de s'enrichir au contact des autres. Nous disposons assez de moyens en nous pour relever les défis que ce combat suppose.


Coexistence au Liban

Un tout petit pays par ses dimensions territoriales, mais son importance sur la scène du Proche Orient, et même au-delà, n'est pas, n'a jamais été dans le passé, proportionnelle à sa superficie. Durant toutes les époques de domination par des puissances étrangères, notamment durant l'occupation ottomane, une partie du peuple libanais a trouvé les moyens de sauvegarder une certaine autonomie. Au cours des derniers siècles, le Liban, en particulier le peuple maronite, s'est montré hospitalier, accueillant envers des communautés de différentes confessions en mal de trouver un refuge où elles puissent jouir de conditions minimales pour sauvegarder librement leur identité religieuse et leur culture.

Ainsi se sont dessinés progressivement les traits qui ont fait de ce pays minuscule le Liban multiconfessionnel que nous connaissons. Les différents épisodes sanglants qui ont marqué son évolution, n'ont pas eu raison de cette volonté générale instinctive de défendre son unité. Travail ardu, il est vrai, mais qui cache des potentialités qui ont fait leurs preuves. Par étapes successives le pays est parvenu à ce stade de devenir un état reconnu par la famille des nations.

Le système de gouvernement basé sur la répartition (équitable) des charges entre les illustration d'une coexistence fructueuse entre les composantes de la société libanaise. Ce système a fait la force du pays pendant un siècle. Mais il y a hélas! le revers de la médaille. De multiples causes ont vite montré les limites d'un tel système. Incompétence professionnelle, confessionnalisme, communautarisme, clientélisme, fausse conception de la place du religieux dans la gestion de la cité, (sans parler de la corruption à grande échelle), tout cela a souvent noyauté et pourri cette apparente répartition équitable des charges, et a vite fait le lit à des germes de tensions souvent meurtrières qui, lors des crises politiques (dont aucun pays n'est totalement exempt), ont eu pour effet la paralysie que nous constatons encore et dont il semble parfois impossible de sortir. Comment confier àdes politiciens corrompus la mission de combattre et éradiquer la corruption? Comment faire régner la justice d'une manière égale pour tous les citoyens, quand des assassinats politiques se pratiquent à grande échelle, et que les assassins restent systématiquement impunis? Comment empêcher que telle communauté, ou tel parti, porte allégeance non pas au Liban comme à sa patrie, mais à un pays étranger dont il reçoit les ordres ? C'est ce que nous avons constaté ces dernières décades à un degré exponentiel.

Il est vrai que le niveau d'évolution culturelle et morale est loin d'être le même dans tout le tissu humain libanais; et cela est un handicap pour un vrai progrès de la société à tous les échelons, comme pour une coexistence harmonieuse, complémentaire et féconde.


Éducation

Existe-il une solution magique pour que réellement le Liban devienne ou redevienne (?) une Suisse du Proche Orient (comparaison déjà ancienne) et un modèle pour d'autres pays, comme il l'a trop souvent affirmé ? Dans une lettre apostolique du 9 septembre 1989,le pape Jean-Paul II écrivait cette phrase audacieuse:« Le Liban est plus qu'un pays, c’est un message. » Il est hautement souhaitable que tous les fils et filles du Liban confirment cet oracle sur le terrain, par leur vie de chaque jour. Un moine cistercien, fils du Liban, aura à cœur de contribuer à la réalisation de ce rêve par sa vie de prière.

Rien ne se fera d'une manière magique. Aucune solution ne tombera du ciel, comme un beau cadeau apporté par quelque papa Noël. Le Liban sera ce que ses citoyens en feront. D'autres pays, de l'extérieur, pourront contribuer (par sympathie ou par intérêt) au relèvement, à la renaissance de ce pays qui a déjà rendu de grands services à l’humanité (surtout par nombre de ses fils émigrés qui ont brillé par leurs qualités, leurs compétences, les responsabilités qu'ils ont assumées dans les pays où ils se sont transplantés).

Je pense qu'une condition fondamentale est indispensable pour arriver à cette coexistence si nécessaire. C'est l'éducation des jeunes dès leur plus jeune âge, à la fois dans le milieu familial, à l'école à tous les échelons, dans la formation religieuse. C'est la condition irremplaçable de base, sans laquelle tout discours, toute construction de l'édifice ne pourra tenir.

Le peuple libanais a beaucoup de ressources. Ses enfants l'ont prouvé dans le passé, et encore aujourd'hui dans divers domaines, divers champs d'action, divers pays. La crise actuelle, si grave soit-elle, ne sera que passagère, et une nouvelle aurore verra le jour. C'est là mon sentiment.

 

Père Louis Wehbé o.c.s.o.