« Je vous ai toujours portés tous dans mes
entrailles ». C’était le soir du samedi 3 novembre 2007, alors que la
communauté au complet était rassemblée autour de son dans sa cellule pour
célébrer le sacrement des Malades, que Frère Benoît s’est redressé et a fait
cette déclaration d’une voix ferme. Bien qu’il fût à ce moment très
affaibli, nous ne pensions pas qu’il allait nous quitter dans dix jours.
C’est dans sa cellule du dortoir qu’il a voulu rester durant ses derniers
mois. C’est seulement le dimanche 11, soit un jour avant son décès, qu’il a
passé à une chambre de l’infirmerie. Jusqu’au dernier jour il est resté
conscient mais s’exprimait de plus en plus difficilement. Il appréciait
beaucoup les visites des frères, gardant imperturbablement son humour et sa
bonne humeur. Des exemples : un soir, en allant au dortoir pour me coucher,
je le voir sortir péniblement de sa cellule pour aller aux toilettes situées
à l’autre bout du dortoir. Je l’aide à marcher et avant de refaire le chemin
du retour qui s’annonçait aussi pénible qu’à l’aller, il me dit :
« Alors,
maintenant, au galop ! » Un dimanche matin je vais le voir, il était tombé
sur le sol, coincé entre le lit et son fauteuil. Je le ramasse et l’assoie.
Il commente avec apitoiement : « Infirmitates, sive corporum, sive morum,
patientissime tolerent ! » Le surlendemain du sacrement des Malades, je lui
demande si le sacrement lui a fait du bien. Il me répond :
« Je l’avais déjà
reçu dans le passé, mais j’étais encore un az‘ar » (en arabe cela signifie
coquin).
Que F. Benoît ait marqué fortement l’atmosphère de la communauté de Latroun
pendant de longues décades, c’est l’évidence et beaucoup peuvent en
témoigner. Son rayonnement était sans doute le fruit de sa vie intérieure,
de son humanité, de sa liberté, de sa sensibilité. Comme l’a exprimé Dom
Paul dans l’homélie des funérailles, F. Benoît avait quelque chose de
maternel envers les autres, surtout ceux qui souffrent. Je pense que
personne ne réussira jamais à décrire adéquatement les richesses d’âme de
cet humble frère.
Youssef naquit probablement en 1917. Sa paroisse
de Kfar Noun, au district de ‘Akkar (Liban Nord), ne possédait pas alors de
registre ; donc pas de document précisant la date exacte de sa naissance.
Comme cela était (ou est encore) souvent le cas en Orient, il n’a pas de
patronyme proprement dit. D’où le fait qu’il a utilisé comme nom de famille
tantôt celui de RACHID (prénom de son père), tantôt celui de MAKHOUL (prénom
de son grand-père). Il en fut de même pour Frère Joseph, frère de son père
qui utilisa comme patronyme le prénom de son grand-père DAKKIK.
Quatre frères et sœurs l’avaient précédé, mais tous quatre étaient morts
d’une épidémie dans l’espace de deux mois. Bébé il fut atteint de la même
maladie, mais fut sauvé par les prières de sa sainte grand-mère Nejméh qui
le mit sous le patronage de saint Joseph. Il fut suivi également par quatre
frères et sœur. Sa vocation monastique est due à celle de son oncle
paternel, Frère Joseph Dakkik, lequel passa 70 ans à Latroun (30.9.1897 –
20.11.1967).
Il entra au juvénat de Latroun à l’âge de 14
ans.
Comme le juvénat de Latroun a été le berceau de sa vie monastique, il
convient de donner des détails sur cette petite institution latrounienne,
création de Dom Paul Couvreur, dans laquelle F. Joseph Dakkik joua un rôle
important.
En voici un résumé historique.
Peu après le retour de la communauté de son exil
durant la 1re Guerre mondiale, le monastère fonda un orphelinat en novembre
1920, lequel abritait une dizaine d’orphelins palestiniens chrétiens envoyés
par Mère Récamier, des Filles de la Charité (Jérusalem). Père Joseph Peeters
en fut chargé, aidé par F. Marie Belin, et plus tard par Frère Augustin
Brunel. Cet orphelinat fut fermé le 1r octobre 1929, aucune vocation ne
s’étant dessinée parmi ces jeunes.
Le souci commun et constant des Supérieurs de
Latroun, depuis les débuts, a toujours été le manque de recrutement local.
Aussi ont-ils été obligés de solliciter régulièrement la générosité d’autres
monastères de l’Ordre, en premier lieu la maison fondatrice : Sept-Fons.
En 1931, sous l’impulsion du prieur titulaire,
Dom Paul Couvreur, la communauté décida de créer à Latroun, une école
monastique, connue sous le nom de JUVÉNAT, où l’on accueillerait des enfants
libanais susceptibles de s’ouvrir à la vocation monastique.
Le 22 juin 1931 on envoya en explorateur au
Liban Frère Joseph DAKKIK, seul oriental de la communauté. Du 28 septembre
au 1r octobre suivant, nouveau voyage au Liban de F. Joseph en compagnie de
Dom Paul, afin de choisir les premiers candidats. Enfin le 29 octobre F.
Joseph repartit, et le 4 novembre, il ramenait cinq enfants de son village
Kfar Noun et du village voisin Menjez. Le premier du groupe était son propre
neveu Youssef RACHID, qui deviendra Frère Benoît. Entre 1931 et 1944 F.
Joseph ne fera pas moins de 16 fois le voyage du Liban pour le service du
Juvénat : amener, ramener des enfants, visiter leurs familles..
Sur cet événement local de 1931, événement qui vit les premiers pas de Youssef Rachid dans sa longue carrière monastique, je laisse la parole au chroniqueur de cette époque lointaine :
« En cette année de grâce 1931, le Supérieur de
Notre Dame des 7 Douleurs est Dom Paul Couvreur, P. Augustin est
Sous-Prieur, P. Boniface président. … La communauté se compose d’une
trentaine de personnes : 13 religieux de chœur, dont dix prêtres…
« Le 28 8bre (…) f. Joseph part pour le Liban chercher q.q. enfants de son
village. (…) Le 4 novembre, à midi, arrivent avec f. Joseph, de Menjez :
Joseph Rachid (= F. Benoît, NDLR), Joseph Ibrahim (= futur P. Bernard, +
1976, NDLR), Michel, Choukri (= frère de Jos. Ibrahim, NDLR)[1], Joseph Tannous. Le R.P. avec P. Marcel va à l’hôtellerie pour les accueillir. Ils
sont déjà à table et mangent avec un appétit charmant. Joseph Rachid a un
tarbouche magnifique, tous des chintianns[2]
dont ils paraissent très fiers.
Après le repas, P. Marcel leur montre les locaux dans les nouveaux
bâtiments, les deux dernières pièces de la galerie, la dernière servant
d’étude, l’autre de dortoir. On va ensuite aux karoubes : ils fabriquent
aussitôt des tire-balles avec du caoutchouc qu’on leur a donné en route :
pauvres tire-balles ! qui devaient être la source de larmes amères ! (…)
Joseph Rachid et J. Ibrahim seuls, savent q.q. mots de français ».
Tels furent les premiers pas de Frère Benoît
dans son itinéraire monastique. Le but déclaré des supérieurs en ouvrant
cette « école monastique », dénommée Dominici Schola Servitii (d’après
l’enseigne qui surmonte encore aujourd’hui le seuil de la porte d’entrée),
était de favoriser l’éclosion de vocations. Cela commanda le style de vie
donné à ces jeunes. En beaucoup de points c’est comparable à la vie des
jeunes séminaristes dans les séminaires. Un Père Maître avait la
responsabilité entière de ces jeunes. Il était secondé par F. Joseph, qui
surveillait, enseignait le catéchisme et l’arabe, faisait aux enfants une
lecture spirituelle et une méditation quotidiennes, et exerçait ainsi une
influence très profonde sur eux. Frère Joseph a rendu ces services de 1931 à
1959. L’un ou l’autre religieux donnait des leçons. Comme ces enfants
venaient d’un milieu très modeste, il était relativement facile de les
orienter vers un type de vie monastique. Outre les études primaires, et plus
tard secondaires, faites dans des manuels scolaires empruntés surtout aux
Frères des Ecoles Chrétiennes du Proche Orient, études occupant une bonne
partie de la journée, l’éducation religieuse et une certaine initiation
pratique à la vie monastique restaient le souci principal des responsables.
A part une promenade à pied une après-midi par semaine et quelques sorties
en voiture durant l’année, c’était une vie quasi cloîtrée. On était initié
au travail manuel, surtout durant les travaux saisonniers (vendanges,
cueillettes des olives). Les relations avec les moines étaient interdites,
mais les repas étaient pris avec la communauté, excepté pour le reps de midi
les dimanches, mardis et jeudis en temps ordinaire, où l'on servait aux
jeunes oblats de la viande dans un réfectoire à part. Certains jours ces
derniers prenaient part aux offices liturgiques des moines, dans le chœur, y
compris à l’office de nuit pour certaines solennités. Chaque dimanche le P.
Abbé venait proclamer les notes scolaires de la semaine, portant sur les
matières de piété, obéissance, silence, langue française, devoirs, leçons.
Après un séjours variable, suivant les progrès
et les dispositions d’un chacun, allant de quelques mois à plus d’un an, le
juvéniste, au cours d’une cérémonie, recevait du P. Abbé l’habit de jeune
oblat et un nom de religion : « Je ferai tous mes efforts pour être bien
pur, charitable, obéissant et travailleur, afin qu’étant un bon petit oblat,
je mérite de devenir plus tard un bon et fervent novice », déclarait le
nouvel oblat au cours de la cérémonie.
Si l’oblat montrait les dispositions requises, après quelques années, il
faisait un séjour dans sa famille et rentrait en communauté en vue du
noviciat. Dans les toutes dernières années de l’histoire du juvénat, les
visites en famille étaient devenues très fréquentes, annuelles même.
Au début les premiers juvénistes occupèrent les
deux pièces du fond de la galerie St-Joseph, près de ce qu’on appelle
« grand parloir ». Quand les moines quittèrent l’ancien monastère pour le
nouveau, les juvénistes les remplacèrent le 7 août 1933, s’installant
d’abord dans l’ancienne église, le presbytère servant de chapelle, le chœur
de salle d’étude, le choeur des Frères de dortoir, le chœur des séculiers de
dépôt des outils. Plus tard, le 29 juin 1934, les juvénistes occupèrent
définitivement l’ancien monastère qui portera désormais le nom de JUVÉNAT.
Ainsi Youssef, alias F. Benoît, fut le premier d’une liste de 157 juvénistes
que compta le juvénat durant les 32 années de son existence (4.11.1931 –
22.6.1963). Evoquant ses vieux souvenirs concernant ses premiers pas dans la
vie monastique, Frère Benoît n’hésitait pas à relever franchement qu’au
début il était tellement espiègle et turbulent qu’on était sur le point de
le renvoyer, mais qu’après un mois il commença à s’assagir. Le 5 mai 1932
les 5 premiers juvénistes recevaient l’habit d’oblat et un nom de religion,
ainsi que le rapporte un chroniqueur d’alors : « Ascension, 5 mai. – Prise
d’habit, pendant la messe matutinale, dans la chapelle de l’infirmerie. Le
R. P. dit un petit mot, donne l’habit, célèbre la messe. Il y a alors : f.
Benoît, ff. Elie, Michel, Raphaël, Alphonse. On attend la fin du chapitre
pour faire une entrée triomphale au réfectoire. Le soir au salut, chant du
‘Veni de Libano’. »
Dom Paul n’était pas le moins fier des premiers résultats de son œuvre. Se
trouvant à Cîteaux pour le Chapitre Général, il envoya à ses petits oblats,
prémices de son juvénat, la lettre suivante datée du 18 septembre 1932 :
« A mes chers Frères Benoît, Elie, Michel, Raphaël & Marie-Alphonse du
Juvénat St Joseph à El-Athroun.
« Mes chers enfants,
« Vous savez que malgré mon éloignement vous m’êtes toujours présents par
l’affection et par la, prière. Aussi c’est une joie pour moi chaque fois que
je reçois de vos nouvelles et que j’apprends, par les lettres de votre
dévoué Père-Maître, que vous continuez à faire des progrès dans la piété et
l’obéissance. J’ai été particulièrement content de lire vos petites lettres
et d’y trouver l’assurance de vos bonnes prières pour moi et votre sincère
désir de bien vous préparer à la vie religieuse à laquelle Jésus vous
invite.
« Préparez une belle grotte pour la statue de N-D de Lourdes que j’espère
vous apporter à mon retour.
« Je demande à la Reine de Cîteaux et à tous les saints qui ont sanctifié le
berceau de notre Ordre, de vous conserver dans vos bonnes dispositions et je
vous bénis de tout mon cœur.
Fm Paul »
Ce Juvénat a duré du 5 novembre 1931 au 22 juin 1963, soit 32 années, sous
la direction de six Pères Maîtres successifs (PP. Marcel, Jacques, Irénée,
Ignace, Louis-Marie, Nivard). Il a accueilli gratuitement, et pour une
période plus ou moins longue, 157 enfants, dont 5 Syriens, 7 Palestiniens et
tous les autres Libanais. Les Libanais étaient originaires de 41 villages
(peu sont venus des villes). Certains villages ont fourni un important
contingent : 24 de Menjez, 12 de Kfar Noun le village de F. Benoît, 11 de
Michmich le village de Dom Paul Saouma, 7 de Kobayate. Sur ces 157
juvénistes : 110 reçurent l’habit d’oblat, 24 entrèrent en communauté, 15
devinrent novices (sept choristes et huit convers), 13 firent profession
simple (6 choristes et 7 convers), 9 firent profession solennelle (6
choristes et 3 convers), 6 furent ordonnés prêtres, un devint abbé.
Les anciens juvénistes se souviennent encore
aujourd’hui de leur aîné et des attentions qu’il portait à leur bien-être en
tant que chargé du vestiaire, de la cuisine, de la cordonnerie, etc. Un
certain temps F. Benoît était chargé d’assurer une présence auprès des
juvénistes pendant leurs récréations. Cela les aida à le découvrir et
l’attacha encore plus à cette œuvre dont il était le premier fruit.
Le renvoi du dernier groupe de juvénistes et la fermeture du Juvénat le 22 juin 1963 causèrent une grosse peine à F. Benoît. A cette époque la communauté vivait des tensions du fait du manque d’unanimité devant des choix à faire concernant l’avenir. Il y avait le projet d’une fondation au Liban, vieux rêve caressé depuis des générations par Latroun et auquel le P. Abbé d’alors était impatient de donner corps, mais il rencontrait des résistances au sein des frères dont certains prônaient un transfert pur et simple de Latroun au Liban, où l’on espérait trouver facilement des vocations pour assurer l’avenir. Dans les deux cas beaucoup envisageaient de mettre fin au Juvénat qui était une lourde charge pour la communauté. Un matin de dimanche en ce printemps 1963, au chapitre où l’on devait discuter l’affaire, F. Benoît, vainquant sa timidité, fit une intervention écrite qu’il lut debout face au siège du P. Abbé et dans laquelle il se fit le fervent avocat du maintien du Juvénat. Il n’obtint pas gain de cause et il dut assumer l’épreuve.
Le 8 septembre 1933 F. Benoît et deux autres
juvénistes, se sentant la vocation de convers, échangent l’habit blanc de
choriste contre celui brun de convers. Le 3 juillet 1934 F. Benoît quitte le
juvénat et rejoint la communauté. Après quelques mois il commence le
noviciat canonique de convers le 24 février 1935. Il est initié à divers
emplois, notamment au travail du vestiaire sous la direction de F. Galgan.
Ce dernier étant décédé le 17 février 1935, F. Benoît hérite de cette charge
et il continuera à l’assumer pratiquement jusqu’à ses derniers jours !
Le 7 mars 1937 F. Benoît émit ses vœux
temporaires, et le 15 mars 1940 il se lia pour la vie par les vœux
solennels.
Entre-temps deux autres de ses frères l’avaient suivi au juvénat de Latroun,
mais sans persévérer : Najib Rachid (F. Herman-Joseph) du 23.10.1932 au
6.9.1934 et qui est actuellement le seul survivant de la fratrie, et Michel
Rachid (F. André) du 12.10.1934 au 18.8.1942.
F. Benoît sera l’un des très rares moines, avec
son oncle F. Joseph Dakkik, qui n’aura pas connu d’autre monastère de
l’Ordre que celui de sa profession. Il se dépensera au service de la
communauté dans de multiples charges, souvent en cumulant plusieurs emplois
simultanément : vestiaire, buanderie, cuisine, fromagerie, hôtellerie,
boulangerie, cordonnerie. Il a eu à prêter ses services aussi au juvénat
comme surveillant durant les récréations.
Sa santé n’a jamais été robuste et il eut souvent à faire face à des
problèmes physiques, en particulier des maux de tête qui lui donnaient des
insomnies chroniques.
Ainsi le lundi 5 novembre 2001, c’est à la buanderie, devant le linge de la
communauté, que je retrouve F. Benoît pour lui transmettre les vœux qui lui
parviennent d’un peu partout.
A la suite de la guerre des Six Jours, notre monastère passa sous gouvernement israélien. Frère Benoît, déjà cinquantenaire, se mit avec ardeur à apprendre la langue hébraïque, au point qu’il la parlait assez bien et même en enseignait les rudiments aux moines nouveaux venus. Mais surtout il investit cette connaissance à lire en hébreu la Bible, surtout les Psaumes, qu’il apprit par cœur en grande partie et qu’il répétait et citait très fréquemment, critiquant vivement les traductions qui d’après lui restaient infidèles au sens original. A plusieurs signes on devinait que les psaumes en hébreu étaient devenus pour lui une école de prière.
Frère Benoît se fit beaucoup d’amis, sans le
chercher vraiment, bien qu’il fût sensible à l’amitié.
Ses relations avec sa famille, à la fois fidèles et discrètes, étaient
empreintes d’affection. Coup sur coup il fut éprouvé par la mort tragique de
l’un ou l’autre : son unique sœur, Adèle, mourut d’un accident en 1950 alors
qu’elle cherchait à venir en aide à des réfugiés palestiniens. Son frère
Fahim fut victime, lui et sa femme, d’un accident de voiture au Brésil dans
les années 1970. Ils laissaient trois jeunes orphelins ; ce qui fut un gros
souci pour F. Benoît. Son autre frère Michel, enseignant au collège des
Frères à Tripoli, fut emporté par une crise cardiaque dans la force de l’âge
dans les années 1980.
Ses relations amicales ne connaissaient pas de discrimination. Chrétiens, juifs, musulmans se sentaient attirés et vers lui et se recommandaient fréquemment à ses prières. Père Marcel Dubois, célèbre dominicain, décédé quelques mois avant lui, l’avait en haute vénération et venait se confier à lui et demander ses conseils. Le juif Zeban Bloch, ami de Latroun de longue date, l’a appelé « mon ami, mon maître et mon Rabbi » dans la petite oraison funèbre qu’il prononça d’une vous tremblante en hébreu sur la tombe au moment de l’inhumation. Le musulman Haidar Abou Gosh, fils de notre ancien portier Abou Hachem, originaire d’Amouas, au retour de l’enterrement m’a rappelé non sans émotion un mot que frère Benoît lui avait dit il y a quarante ans, et ce mot était : « Que Dieu t’accompagne et que la Vierge Marie veille sur toi ! »
Sans faire des études théologiques proprement
dites, F. Benoît se nourrissait de bonnes lectures. Les livres du jésuite F.
Varillon avaient sa préférence.
Dans la vie communautaire il alliait d’une manière heureuse la simplicité, la discrétion, l’attention aux autres et l’exigence. Derrière une apparence douce et modeste il cachait une forte volonté et savait assumer des responsabilités. Les inévitables contrariétés de la vie commune le touchaient au vif et lui causaient parfois une souffrance aiguë; il savait les supporter et acceptait à l’occasion de s’en ouvrir à d’autres.
F. Benoît a-t-il subi l’influence de son oncle
paternel, F. Joseph Dakkik, lequel le mit sur le chemin de la vie
monastique ? Il avait de l’estime pour son oncle et le tenait pour saint, ce
que d’ailleurs il était, à mon avis. Mais il s’en démarquait fortement.
Autant F. Joseph était marqué par les séquelles des scrupules qui l’avaient
torturé de longues années, et se montrait méticuleux ; autant F. Benoît
respirait une grande liberté intérieure et en voulait fortement, et même
violemment, et jusqu’à ses derniers jours, aux théologiens moralistes et
casuistes qui, affirmait-il, nous éloignaient de Dieu notre Père au lieu de
nous le faire aimer. Et il tenait son oncle victime en grande partie de
cette formation ou plutôt déformation religieuse. Comment comprendre ces
réactions violentes de F. Benoît qui reflétaient une irritation permanente ?
Il lui tenait très à cœur que les moines ne perdent pas les valeurs
importantes véhiculées par certaines traditions, et il souffrait quand il
lui semblait que des fois, sous couvert de réforme, on jetait l’enfant avec
l’eau du bain.
Il ne cherchait pas à se raconter ni étaler sa vie intime. Cependant plus
d’une fois il se trahissait. Ainsi le 7 mars 1997, jour de son jubilé de
diamant de profession, un frère l’a cherché pour lui offrir ses vœux. Il le
trouva au travail à la buanderie devant ses machines à laver. En réponse à
la question ce qu’il pense de son jubilé, il dit :
« Merci, pardon ! » Puis
il ajouta : « Beauté suprême, trop tard connue, trop tard aimée ! Pourtant
tu étais au-dedans de moi ! »
Le
4 novembre 2001, 70e anniversaire de son entrée au monastère, il accepta
d’occuper le siège abbatial et de nous partager, avec beaucoup de saveur,
ses vieux souvenirs. Un frère lui demanda ce qu’il pense de ses 70 ans à
Latroun. Il dit que son désir est de savoir si Dieu est content de lui ; il
a ajouté qu’il a demandé un signe de cela et qu’il l’a obtenu.
Apparemment rien de bien saillant dans cette vie dont 76 ans passés entre
les murs de ce monastère de Latroun. Pourtant Dieu sait à quel point F.
Benoît s’intéressait au monde et au bien-être des hommes. Dans ses dernières
semaines où, ne pouvant plus s’étendre sur son lit, il essayait de dormir
assis dans un fauteuil, il répétait qu’il pensait à tant de personnes dans
le monde qui souffrent atrocement et qu’il priait sans cesse pour eux.
C’est vrai, n’ayant plus la force de lire, il restait absorbé dans un
recueillement impressionnant, et quand il regardait son visiteur, il y avait
quelque chose de doux et profond dans son regard.
F. Benoît a laissé très peu d’écrits. Des feuilles d’agenda disparates
portant des textes de lectures ou des réflexions personnelles, et quelques
petits carnets. Même les textes copiés reflètent sa propre pensée, et on a
peine à faire la distinction.
Voici quelques phrases de sa plume :
«Le plus beau cadeau que je puisse t’offrir, ô notre Père, c’est ma vie. Je
n’ai pas de plus précieux que ma vie. Aussi je te confie mon bonheur, et ne
m'en occupe plus, c’est ton affaire. Quelle délivrance alors pour moi, et
quelle paix : Amen … Fiat… אמן…
أمين ».
« Mon Père m’aime pace qu’il est l’ AMOUR ! Il suffit donc que j’accepte
d’être aimé de Lui pour l’être effectivement. L’AMOUR ne s’impose pas, il
s’offre. O mon Père, merci de m’aimer ! m’aimer moi et tel que je suis.
Voilà qui est digne de l’amour essentiellement gratuit ».
« La mort n’a de sens que si elle est un acte libre. Il faut donner
librement sa mort. Cela doit se faire tout au long de sa vie. Chaque instant
qui s’écoule nous approche de la mort. La vie est une œuvre de destruction.
Chaque minute qui s’écoule nous rapproche de la gloire ».
« Jésus ! Apprends-moi à me mettre de côté ; à penser au bonheur des
autres : à cacher mes petites souffrances, mon chagrin : que je sois le seul
à en souffrir. Jésus, rends-moi fort, afin que je sois consolation et
réconfort à ceux qui m’entourent et la paix aux âmes troublées et la force
aux faibles. »
« En se faisant homme, le Christ est devenu tout homme ».
« דום לדוני והתחולל לו
كن ساكتا للرب واتّكل عليه
Fais silence au Seigneur et confie-toi à Lui ». Ps 37, 7
Quelle était l'attitude de F. Benoît devant la mort ? Bien que souvent,
surtout ces dernières années, il répétait avec humour la parole du
psalmiste, « Ne me prends pas à la moitié de mes jours » (citation en hébreu
selon son habitude), il s’expliquait : C’est pour blaguer avec le Seigneur.
En fait il était indifférent, l’important pour lui étant d’être avec Dieu.
La pensée de la mort vient sous sa plume dans les bouts de papier qu’il a
laissés : « Ah ! si je pouvais avec confiance et lucidité, vivre ma mort. O
mort, tu m’es un remède contre toi-même. » « La mort, assumée avec tout ce
qu’elle comporte de détresse, d’angoisse et de solitude, devient le seuil
d’une résurrection ». Cette sentence, extraite d’un de ses auteurs préférés,
se retrouve écrite et récrite bien des fois dans ses papiers.
Le matin du dernier jour de sa vie, le 12 novembre, il reçut la communion.
Dans la journée son était empira. Le soir la communauté au complet était
autour de son lit d’infirmerie qu’il occupait depuis la veille. Elle récita
les prières d’accompagnement et se retira.
Quand les frères se levèrent le 13 novembre à 3h de la nuit pour l’office
des Vigiles, ils trouvèrent F. Benoît étendu sur le brancard inanimé et
revêtu de ses habits monastiques. Il nous avait quittés aux premières heures
de la fête de tous les Saints de l’Ordre monastiques. « Heureux celui que
ton visage a fasciné, Seigneur Jésus, et dont l’amour a reconnu partout le
sceau de ton image ! » Cette hymne de la fête, nous l’avons chantée pour la
messe des funérailles le lendemain 14 novembre.
Dans la prière litanique de cette messe d’adieux, nous disions au Seigneur : « Tu sais avec quel enthousiasme il désirait se jeter dans le brasier ardent de ton amour miséricordieux ; daigne combler son désir pour l’éternité. – Nous te prions, Seigneur, pour nous ici présents autour de notre F. Benoît, daigne nous rassembler tous sans aucune exception avec lui dans ton royaume pour partager à jamais le sort des saints dans la lumière ».
Quel était le secret de ce qu’a vécu Frère Benoît ? Qui pourrait nous le
dire ? Il y a quelques mois, il vint me demander si nous avons encore à la
bibliothèque un petit livre de piété en arabe qu’il avait lu durant son
noviciat, dans les années 1935, et qui l’avait marqué. J’ai retrouvé ce
livre et le lui ai porté et il a relu le chapitre qui l’intéressait, et il
dit que c’est toujours vrai. Ce livre, datant de 1908, porte pour titre « Le
secret pour réussir à se sanctifier ». Le chapitre en question, le 18e, a
pour titre : « La vraie communion », pages 321-325 ? Il y est affirmé que la
véritable communion n’est pas la communion sacramentelle mais la communion à
la volonté du Père. La communion sacramentelle est au service de cette
communion, de cette union au Christ, laquelle se concrétise par
l’acceptation sans réserve de toutes les manifestations de la volonté du
Seigneur dans les petites et les grandes choses de la vie de chaque jour.
C’est là une communion permanente, la nourriture dont s’est nourri le Christ
qui a dit : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père qui m’a
envoyé et que j’accomplisse son œuvre » ( Jean 4, 34 ). A 90 ans Frère
Benoît s’est retrouvé avec ce qu’il apprit et vécut depuis le temps de son
noviciat, sans interruption. Peut-être serait-ce là son secret ?
f. Louis o.c.s.o.
[1] Joseph Ibrahim et son frère Choukri sont les frères de sang de l’actuel P. Nivard et de feu F.
Guy-Michel, ainsi que de feu Sœur Hélène, trappistine d’Ubexy (NDLR).
[2] Sorte de pantalon bouffon hérité de l’époque de la domination turque
(1516-1918) (NDLR).
Ref: Frère BENOÎT Rachid, Youssef RACHID, Kfarnoun, Akkar, الراهب بنوا (يوسف) رشيد, كفرنون , عكار