From: Père Louis ocso
Date: Wed, 30 May 2001 10:50:21 +0200
Organization: ocso

Implications théologiques de la situation actuelle en Terre Sainte.

Il y a différentes grilles de lecture des événements de ce monde. Le conflit dramatique actuel en Terre Sainte interpelle toutes les consciences, en particulier et surtout la conscience des chrétiens. Le chrétien a-t-il une grille spécifique de lecture de cette réalité douloureuse ? Pensant vous intéresser, je vous communique les réflexions théologiques qui suivent écrites par un prêtre catholique palestinien et vivant en Terre Sainte. Merci de votre attention.
Père Louis

 

 

Implications Theologiques

de la situation actuelle en Terre SAINTE

P. Rafiq Khoury

Prêtre palestinien

 

 

            Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, deux nationalismes ont vu le jour: Celui juif qui a pris corps dans le Mouvement Sioniste et celui palestinien qui était une partie intégrante du Mouvement Nationaliste Arabe. Ces deux nationalismes se sont trouvés face à face en Palestine, puisque l’un et l’autre réclamaient ce pays comme étant son territoire national, le premier sous la forme de projet et le second sur la base d’une réalité évidente qui a derrière elle au moins treize siècles d’histoire. Un conflit douloureux, connu sous le nom de «conflit israélo-arabe ou israélo-palestinien» est né, opposant l’un et l’autre nationalisme.

Ce conflit dure depuis plus de cent ans prenant des formes diverses, dont des guerres consécutives et sanglantes qui ont fait couler beaucoup de sang et causé beaucoup d’injustices. La victime principale de ce conflit a été le peuple palestinien, dont une très grande partie s’est vue violemment projetée à la périphérie de son pays natal, tandis que les autres sont restés chez eux livrés à une situation précaire et dépourvus de leurs droits les plus élémentaires.

Depuis une dizaine d’années, un processus de paix a été entamé, heureusement. Mais nous savons maintenant que ce processus est mal parti et s’est développé d’une manière qui ne pouvait d’aucune manière aboutir à une paix juste et durable. La deuxième Intifada n’est que la conséquence directe de ce processus boiteux et équivoque. Au moment actuel, nous nous trouvons tous dans une situation d’absurdité qui ne peut continuer et qui ne peut laisser indifférent. Le conflit israélo-palestinien est arrivé à l’heure de la vérité. Affronter cette vérité est une tâche urgente qui ne peut être éludée si nous voulons épargner à toutes les parties beaucoup de souffrances et beaucoup de sang innocent.

            Est-ce que la théologie a son mot à dire dans ce conflit?… Dans cet article, nous voudrions jeter un regard sur les implications théologiques, qui ont accompagné, d’une manière ou d’une autre, toute l’histoire de ce conflit. Il va sans dire que le point de vue présenté ici est celui d’un Palestinien chrétien. A l’heure de la vérité, il est urgent d’écouter toutes les voix pour préparer un avenir de justice et de paix à une terre qui en a tragiquement besoin. Il en va de nous tous et pas seulement des parties directement concernées.

 

1. Projets politiques et justifications théologiques

            Il est indéniable que le conflit a pris dès le début un caractère religieux du fait que le Mouvement Sioniste, dans sa branche aussi bien laïque que religieuse, fondait sa réclamation de la Palestine comme son territoire national sur une lecture de la Bible. Malgré le pluralisme de la pensée juive dans ce domaine, il reste que, pour la plupart, la fondation de l’Etat d’Israël trouve une justification dans les textes bibliques, considérés soit comme expression d’une volonté divine, soit comme témoignage historique et culturel du lien du peuple juif avec ce pays. C’est avec cette conviction - facilitée par le fameux (et faux) slogan sioniste «Une terre sans peuple pour un peuple sans terre» - que les premiers «pionniers» sont partis à la conquête de la Palestine, tantôt par la colonisation (dans les termes les plus classiques de cette entreprise) tantôt par la force des armes.

Chez les chrétiens - évidemment en Occident surtout - une telle tendance fleurissait facilement, dans certains milieux protestants en particulier, se fondant notamment sur une lecture fondamentaliste de la Bible. «L’Ambassade Chrétienne à Jérusalem», alliée à l’extrémisme israélien, est actuellement une des manifestations malheureuses et aberrantes de cette tendance. Mais bientôt, et surtout après la deuxième guerre mondiale, une certaine théologie catholique s’est développée dans ce sens, surtout dans les cercles du dialogue judéo-chrétien et ne cesse de se répandre dans certains milieux catholiques.

Il n’est évidemment pas possible d’entrer dans les détails et les nuances de ces visions bibliques et théologiques. Mais on peut dire – avec le risque de trop schématiser – que ces visions vont, à des degrés divers, dans le sens d’une justification théologique du retour des juifs en Terre Sainte et de la fondation de l’Etat d’Israël, engendrant quelquefois des positions politiques en marge du rationnel.

            Il va sans dire que cette théologie – ou plutôt ces théologies - laissent les Palestiniens, pour le moins, perplexes. En effet, ils y voient:

-         La justification religieuse d’un projet politique: Nous savons que la théologie, quand elle se met au service d’une politique, est susceptible de conduire à des conséquences – volontaires ou involontaires - tragiques. Il faut dire qu’une telle pensée est plus idéologique que théologique et a laissé derrière elle beaucoup de cadavres. L’histoire de toutes les religions ne manque pas d’exemples fâcheux. En Palestine, elle a permis de soumettre les Palestiniens – il faut savoir le répéter à temps et à contretemps – à l’une des injustices les plus flagrantes du dernier siècle.

-         Le soutien de l’oppression: Après avoir été la victime d’une injustice, le peuple palestinien continue d’être soumis à toutes les formes insupportables d’oppression. Une telle théologie ne peut être qu’un soutien – le fait qu’il soit involontaire et inconscient ne l’excuse pas – de l’oppression. Dans tous les cas, elle place ses adhérents dans une attitude psychologique qui empêche de voir les réalités comme elles sont. En effet, mettre un projet politique sur le compte de Dieu entraîne, a priori, l’innocence d’un tel projet. Tout cela ne nous conduit-il pas à une théologie oppressive?

-          Une théologie qui relève du domaine psychologique que du domaine strictement théologique: Nous savons que cette théologie s’est développée surtout dans un Occident traumatisé – et avec raison - par le phénomène de l’antisémitisme, dont la Shoah, avec ses atrocités les plus inimaginables, reste l’expression la plus diabolique. Ce phénomène a énormément conditionné la réflexion théologique concernant Israël et le conflit israélo-palestinien. En effet, l’antisémitisme et ses multiples  expressions, récentes et anciennes, aberrantes toutes, ont abouti en Occident à un complexe de culpabilité envers le peuple juif. Or, un tel complexe ne constitue pas une atmosphère saine et sereine pour développer une théologie équilibrée sur les questions que pose le conflit en Terre Sainte. Il est, en effet, difficile de tracer les frontières entre le psychologique et le théologique dans une telle réflexion. Ne peut-on pas penser que l’antisémitisme et le philosémitisme relèvent tous deux d’une attitude psychologique parfois déséquilibrée, qui cherche dans la théologie des justifications, pour le moins, contestables. Tant qu’on reste sous la pression de cette sphère psychologique, la voie est ouverte aux mythes, aux tabous, aux forces occultes, aux motivations inconscientes, qui aboutissent toutes à une pensée aliénée et aliénante. Seule la vérité est libératrice.

-         Une théologie sélective: Une théologie, qui relève du domaine psychologique et idéologique, ne peut être que réductrice et sélective, réductrice et de la révélation biblique et des données réelles de l’histoire de la Palestine. En effet, il n’est pas rare qu’une telle théologie se penche sur certains textes de la révélation biblique (en les sortant de leur contexte) et néglige d’autres qui ne vont pas dans le sens de certains choix préétablis (n’est-ce pas un abus de la Bible?). Dans la même ligne, elle est réductrice  - et quelquefois d’une manière grossière – des données réelles de l’histoire de la Palestine (quand on refuse, par exemple, le titre de «peuple» aux palestiniens) et des réalités concrètes en Terre Sainte. N’a-t-on pas le droit de se méfier d’une telle théologie?

    

2. Questions théologiques

            Les implications religieuses du conflit israélo-palestinien nous invite à poser des questions théologiques importantes qu’on ne peut éluder. Ces questions sont d’ordre général et d’ordre plus spécifique.

 

A. Questions d’ordre général:

            Ces questions peuvent se réduire à trois groupes: Qui est Dieu? Qui est l’autre? Qui suis-je?

            - Qui est Dieu? La question semble anodine. Mais dans le contexte du conflit israélo-palestinien (et du retour du religieux qui se vérifie un peu partout), elle prend un caractère urgent et mérite réflexion. En effet, c’est au nom de Dieu et de ses promesses, que la conquête de la Palestine s’est effectuée avec toutes les injustices qui l’ont accompagné. Un Palestinien ne peut que se demander d’une manière poignante et angoissée: Mais alors qui est ce Dieu au nom duquel nous avons dû subir une telle injustice? Est-ce un Dieu particulariste, tribal, national? Ou un Dieu universel qui embrasse dans sa miséricorde et sa compassion tous les peuples? Est-ce un Dieu qui se range du coté des oppresseurs contre les opprimés? Est-ce que l’Etat d’Israël est un état divin qui doit être accepté à partir d’un diktat divin sans possibilité de recours? Est-ce que Dieu est un distributeur de terres, favorisant les uns et excluant les autres ? Est-ce que Dieu est une idole au nom duquel il est permis de commettre l’injustice ou un Dieu-mystère qui invite à la compassion et à la miséricorde?

            - Qui est l’autre? Dans un contexte historique où la mobilité sociale, les moyens de transport, le phénomène migratoire et les moyens de communication mettent les peuples de plus en plus en rapport l’un avec l’autre, l’altérité est devenue, plus que jamais, une des grandes questions de l’humanité d’aujourd’hui. En Terre Sainte, avec tous ses problèmes, cette question prend une coloration – et une urgence - particulière. La question de la relation de l’Etat hébreu avec les habitants du pays est au cœur du débat. Quelle est justement la relation de cet Etat avec les autres habitants de la terre? Quelle est la relation de ces habitants avec la terre? Sont-ils simplement des «étrangers» et des «hôtes» ? Est-ce que ces catégories bibliques suffisent pour déterminer leur identité et leur égalité avec les juifs? Les Palestiniens des Territoires Occupés sont-ils, de leur coté, de simples habitants à qui s’appliquent seulement les droits de l’homme ou sont-ils plutôt un peuple à qui s’appliquent les droits fondamentaux des peuples? La catégorie exclusive d’Eretz-Israël, avec ses applications extrémistes,  ne conduisent-elles pas à une réaction aussi extrémiste chez certains Palestiniens qui disent que «toute la Palestine est nôtre», nous engageant tous dans l’impasse et le tourbillon de la violence? Toutes ces questions sont loin d’être académiques. Elles touchent les nerfs les plus sensibles du problème et mettent la société israélienne devant des  choix qui peuvent changer de fond en comble toutes les données du conflit. Aussi, elles ne sont pas de caractère purement politique. Elles engagent aussi un débat théologique.

            - Qui suis-je? En Terre Sainte, nous nous trouvons en face de deux identités conflictuelles se réclamant du même droit à la terre. Doivent-elles être exclusives («moi ou lui»)? Est-ce que l’une doive anéantir l’autre pour survivre? Qui est Juif (question théologique s’il en est)?… Nous savons qu’autour de cette question un débat chaud a été ouvert en Israël depuis la fondation de l’Etat sans avoir connu jusqu’à maintenant une réponse définitive. Mais les termes de ce débat ne concernent que les juifs. Ne faut-il pas l’élargir pour se demander si les non-juifs (dans ce cas les Palestiniens vivant à l’intérieur de l’Etat d’Israël) n’entrent pas, d’une manière organique et constituante, dans la définition de l’Etat hébreu? L’élément palestinien ne rentre-t-il pas comme un élément essentiel dans ce débat?

 

B. Questions d’ordre plus spécifique

            D’autres questions plus spécifiques se joignent à celles d’ordre général. Elle concernent les catégories bibliques qui ont servi de base théologique pour la justification de l’Etat d’Israël: Les promesses, l’élection, la terre, le peuple… A ce propos une foule de questions viennent à l’esprit: Est-ce que les interprétations qu’on donne communément et traditionnellement de ces réalités bibliques suffisent à répondre à toutes les questions actuelles que pose la réalité de la Terre Sainte? Est-ce que la terre est plus importante que l’homme? N’y a-t-il pas le danger que le fameux Eretz-Israël ne prenne la place et de Dieu et de l’homme, revêtant une forme idolâtrique? Comment faut-il comprendre la promesse et l’élection? Dans un sens exclusif ou inclusif et comment? Faut-il les comprendre dans le sens du pouvoir et de la supériorité ou du service et de la mission? Et quel service et quelle mission? On ne cesse de répéter la fidélité de Dieu à ses promesses. De quelle fidélité s’agit-il? Que signifie-t-elle? L’élection d’un peuple, quel sens a-t-elle? Quelle est la relation entre l’universel (tous les peuples) et le particulier (tel peuple)? Sont-ils inclus l’un dans l’autre ou sont-ils exclusif l’un de l’autre et comment? Pourquoi des catégories bibliques aussi essentielles ont-elles été négligées, comme celle de l’injustice et de l’oppression qui constituent l’essentiel du message des prophètes?… Quel sens revêtent ces concepts avec et en Jésus-Christ? Est-ce que le message évangélique n’a pas fait éclater de l’intérieur ces catégories pour leur donner un sens plus inclusif ey plus universel? On peut allonger la liste à l’infini.

Mais on se rend compte que ces questions ne sont pas de simples questions intellectuelles ou de simples jeux de l’esprit. Elles sont vitales et leur enjeu est concrètement le sort de peuples. Dans le cas du peuple palestinien, ces catégories bibliques, interprétées dans un sens unilatéral et abusif, sont à la base d’une idéologie de dépossession et d’injustice dont il ne cesse de souffrir d’une manière insupportable.

 

C. Questions d’interprétation de la Bible

            On voit bien que la Bible est au cœur de ce débat théologique. Les Palestiniens chrétiens ont été accusés de marcionisme, à savoir qu’ils tendent à rejeter l’Ancien Testament. Il est indéniable que le Palestinien chrétien ressent un certain malaise dans sa lecture de la Bible. Il ne peut s’empêcher de transposer ce qu’il lit dans le livre à la situation actuelle dans laquelle il vit. Dans ce cas, ce malaise se transforme en angoisse. Il se demande si l’Histoire du Salut n’est pas une histoire qui se développe à ses dépens. Mais il faut vite affirmer vigoureusement que la difficulté du Palestinien chrétien n’est pas avec la Bible en tant que telle (Ancien et Nouveau Testaments) à laquelle il croit comme étant une partie intégrante de sa foi apostolique, mais bien avec les interprétations de la Bible telles qu’elles sont souvent présentées d’une manière sélective, superficielle et idéologique. Qui pourrait l’en blâmer? Quand il voit que les colons juifs sillonnent les territoires occupés une Bible sous le bras et qu’ils confisquent la terre des paysans palestiniens d’une manière violente et arrogante au nom de la Parole de Dieu, comment peut-il ne pas se poser des questions? Ou bien quand il lit les lettres de certains chrétiens à l’éditeur du Jerusalem Post justifiant l’injustice et l’oppression dans des termes bibliques ou quand il voit que des applications - pour le moins désobligeantes - de certains faits de l’Ancien Testament lui sont faites (Amalécites=Palestiniens…), comment imaginer sa réaction? Ou bien quand il lit des exposés théologiques concernant Israël (état, peuple, terre…) sans même une mention de son drame, que veut-on qu’il pense?. Quand le Palestinien se voit, d’une part, trahi par une certaine théologie unilatérale et, d’autre part, mal guidé par sa propre Eglise, comment peut-il ne pas verser dans l’angoisse et le désarroi?

            L’interprétation de la Bible dans ces cercles théologiques est souvent sélective, s’arrêtant à des textes qui sont susceptibles de servir l’idéologie – consciente ou inconsciente – dont ils s’inspirent et négligeant d’autres qui pourraient déranger et embarrasser. Elle est superficielle, se confinant avec délectation à des données qui ne font que confirmer les visées idéologiques et déformant d’autres données qui ne servent pas leur cause. Tout cela ne relève que de l’idéologie, dans le sens d’une idée préconçue qu’on essaie de justifier par des envolées théologiques, qui ne scrutent la Parole de Dieu que pour la mettre au service de cette idéologie. N’a-t-on pas comparé (et cet «on » comprend bien des exaltés catholiques), dans un moment d’enthousiasme déséquilibré, Moshé Dayan à Moïse après la guerre de juin 67? On peut imaginer où peut bien mener une telle idéologie et comment elle est susceptible d’ouvrir la voie à des pratiques oppressives devant lesquelles on préfère fermer les yeux pour ne pas être dérangé.

            Tout cela invite à une interprétation de la Bible qui prenne en considération l’ensemble de la Bible et l’ensemble des données réelles de la situation en Terre Sainte.       

 

3. Repères herméneutiques

            De tout ce qui précède, il est certain qu’une question d’herméneutique se pose. Comment interpréter la Bible? Il n’est ni de notre propos ni de notre capacité de présenter une herméneutique biblique exhaustive (quelle présomption!). Nous nous contentons de soumettre à la discussion quelques repères qui pourraient aider à développer une herméneutique susceptible d’aider à une meilleure compréhension de la Bible (et, par voie de conséquence, à une théologie plus inclusive) et capable d’apporter plus de lumière sur la situation, plus complexe qu’on ne pense, de la Terre Sainte.

 

A. L’herméneutique des questions

            La théologie - comme toute pensée - court le danger de partir de certains a priori inébranlables et indiscutables qu’on n’a pas le courage de mettre en doute. Peut-on, à titre d’exemple, partir de la seule conviction que la Palestine est une terre inconditionnellement promise au peuple d’Israël et construire là-dessus toute une théologie qui ne voit que cet aspect du problème, tout en méconnaissant – volontairement ou involontairement – d’autres aspects (la réalité du peuple palestinien, par exemple) qui sont susceptibles d’apporter des nuances et même des corrections qui changent complètement les données de la question? Peut-on, de même, se contenter – pour donner un autre exemple - de développer toute une théologie sur la signification de l’Etat d’Israël se fondant sur une certitude bien établie et indiscutable qu’Israël est un état spécial pour un peuple spécial dans une histoire spéciale? Ne risque-t-on pas d’aboutir à l’affirmation que les lois du jugement commun ne s’appliquent pas à cet Etat? N’est-ce pas, finalement, une forme de racisme caché mais réel (élection-élitisme-racisme)?. L’on voit bien que, dans ce cas, la voie soit ouverte à l’ignorance ou à la méconnaissance des injustices que cet état peut perpétrer et même de l’injustice sur laquelle il est bâti.

Malheureusement, l’histoire moderne de l’Etat d’Israël et de la théologie qui lui liée est pleine de ces idées reçues qu’on n’ose pas mettre en discussion et qui aboutissent, en fin de compte, à des mythes et des tabous, avec des déviations dont l’enjeu est le sort de millions d’hommes et de femmes. Il est temps d’ouvrir, d’une manière saine et sereine, une brèche dans ce système de pensée, ce qui ne peut qu’être salutaire pour tous. L’herméneutique des questions consiste à se poser des questions et même à se mettre en question pour ouvrir la voie à une réflexion plus approfondie sur une question on ne peut plus complexe.

 

B. La dynamique de l’histoire du salut

            Le salut est une histoire. Qui dit «histoire» dit mouvement, et mouvement en avant. L’histoire du salut n’est pas une histoire statique, mais une histoire dynamique, portée par un Dieu d’amour qui se fraie un chemin dans l’histoire concrète des hommes.

Dans ce domaine, deux dangers sont possibles: Le premier consiste à isoler un chapitre de l’Histoire du Salut (la terre, par exemple) et à l’appliquer tel quel et sans discernement à une situation présente. N’est-ce pas pétrifier l’Histoire du Salut, dont on méconnaît les développements ultérieurs (même à l’intérieur de l’Ancien Testament lui-même) et transformer l’agent principal de cette histoire (Dieu lui-même) en une idole au service de nos projets humains? Le deuxième danger consiste à opérer une certaine sélection dans les textes bibliques pour ne s’arrêter qu’à ceux qui vont dans le sens de ses choix, sinon de ses préjugés, politiques et idéologiques. N’est-ce pas déformer l’Histoire du Salut et limiter son dynamisme intérieur? Or, il me semble que la théologie en question, d’une manière ou d’une autre, s’est laissée entraîner dans ces deux directions.

Entrer dans la dynamique de l’Histoire du Salut consiste à entrer dans le mouvement d’une histoire sainte, dont une étape enveloppe la précédente et la porte vers des horizons nouveaux, dont la plénitude est le Royaume. Evidemment, le l’instrument de cette dialectique est la parole de Dieu elle-même, mais aussi «les signes des temps», que la Parole de Dieu aide à intégrer dans ce mouvement. Il me semble qu’une telle approche de l’Histoire du Salut est susceptible d’ouvrir des sillons qui ne cessent de s’élargir et de s’approfondir dans le sens inclusif et globalisant plutôt que dans un sens exclusif et isolant. La nouveauté de Dieu s’inscrit toujours dans la nouveauté de l’histoire humaine.

 

C. La voie christologique

            Pour un chrétien, Jésus-Christ est le point focal de cette dynamique de l’Histoire du Salut. Tout converge vers lui et tout part de lui. Or, Jésus-Christ a fait éclater de l’intérieur toutes les données de l’Histoire du Salut pour leur donner une dimension universelle, sans naturellement négliger le particulier, mais plutôt englobant ce particulier dans la dynamique d’une humanité en marche vers le Royaume. Pour le chrétien, la fidélité de Dieu à ses promesses a désormais un nom incontournable: Jésus-Christ. Celui-ci reste, pour le chrétien, un chemin obligé pour toute réflexion sur les réalités de l’Ancien Testament, comme la terre, la promesse, le peuple etc… C’est lui, en effet, qui a détruit dans son propre corps le mur de séparation entre les deux communautés pour en faire une, établissant entre elles la paix (cf Ep 2, 11-22).

Evidemment, on peut objecter que cela ne vaut que pour les chrétiens et ne lie pas les autres. C’est vrai, dans un sens. Mais il me semble qu’on puisse dire davantage. Jésus-Christ a planté au cœur de l’histoire humaine des valeurs qui, petit à petit, sont devenus le patrimoine de l’humanité. Loin d’un esprit de récupération de mauvais aloi, ne peut-on pas dire, par exemple, que les droits de l’homme, universellement reconnus aujourd’hui, sont le fruit de ces valeurs évangéliques que le Christ a apportées? Dans le cas qui nous intéresse ici (les implications théologiques du conflit en Terre Sainte), nous pouvons dire qu’il n’est plus possible de réfléchir sur les réalités de l’Ancien Testament (comme la terre, le peuple…) sans se référer au progrès de la pensée humaine depuis la venue du Christ. Dans ce cas, peut-on vraiment développer une théologie de la terre en nous limitant strictement à la lettre de la Bible sans prendre en considération les développements ultérieurs et les valeurs humaines (comme la dignité de l’homme, par exemple) qui sont devenues des points de référence susceptibles de relativiser la valeur de la terre (est-elle plus importante que la personne humaine?). Dieu parle aux hommes d’aujourd’hui à travers aussi ces valeurs humaines.

 

D. Réalités historiques et Histoire du Salut

            Les réalités humaines et historiques sont une partie intégrante du mystère du salut. Elles constituent un appel et enveloppent une présence divine mystérieuse qu’il s’agit de méditer pour en discerner le sens et les appels. Il serait maladroit de penser que l’histoire de la Palestine s’est arrêtée à l’an 70 (la destruction de Jérusalem par les Romains) - comme il est faux aussi de croire que l’histoire de ce pays s’est arrêtée a l’an 1948 - et qu’il y a un vide historique que la fondation de l’Etat d’Israël est venue combler (le slogan «une terre sans peuple pour un peuple sans terre» est lourde de présupposés) et un arrêt de l’Histoire du Salut dont cette même fondation est venue en déclencher de nouveau le mouvement.

L’histoire poursuit son chemin et Dieu continue à accompagner cette histoire de sa présence mystérieuse invitant les hommes à s’insérer dans cette dynamique de l’histoire qui poursuit son chemin jusqu’à son achèvement final et salvifique. Malheureusement, la réflexion théologique s’est souvent développée à partir de l’idée – peut-être plus implicite qu’explicite - de ce vide et de cet arrêt. A titre d’exemple, on s’entête de parler de l’Esplanade du Temple, oubliant la réalité de la Mosquée de l’Aksa, comme si elle était en dehors de l’histoire humaine. Que disent au théologien les réalités historiques qui se sont superposées en Terre Sainte? Est-il possible de jeter un regard théologique sur ces réalités et lequel? 

            Il me semble que ces données herméneutiques sont susceptibles de sauver la théologie de son opacité pour en faire une théologie inclusive et intégrante. J’ai conscience que ce terrain théologique est très ardu, mais il vaut la peine d’être exploré avec perspicacité et vigueur pour en tirer toutes les conclusions théologiques.

 

4. Le peuple palestinien, question posée à la théologie

            La réalité du peuple palestinien en Terre Sainte n’est ni accidentelle ni provisoire ni marginale. Il n’est ni «étranger» ni «hôte» dans sa terre. Les Palestiniens font partie intégrante de l’identité de la Terre Sainte et la Terre Sainte fait partie intégrante de leur identité. Toute méconnaissance de cette vérité aboutit, tout aussi bien dans le domaine politique que théologique, à une vision réductrice, dont les applications pratiques ne peuvent être qu’injustes.

Malheureusement, cette réalité a été presque complètement ignorée comme étant marginale et sans importance par la théologie qui s’est penchée sur la signification de la terre et du peuple et de leurs rapports mutuels. Avec une telle vision partiale, la voie est ouverte à la colonisation (menée avec les méthodes les plus classiques de la colonisation) des Territoires Occupés, qui est souvent présentée comme un rachat (dans le sens religieux) de la terre. La confiscation des terres palestiniennes, avec les moyens de puissance et de force[1], se fait au nom de cette vision (la «sécurité» n’est qu’un prétexte).

 Il est vrai que certains – par générosité mal placée, sinon hypocrite – mentionnent les Palestiniens dans la catégorie des «droits de l’homme», mais ils sont incapables de franchir le seuil pour les considérer comme un peuple qui mérite une réflexion théologique à partir de cette réalité. Or, il me semble qu’une théologie d’Israël, dans sa réalité historique d’aujourd’hui, reste incomplète, voire déformante et oppressive, tant qu’elle n’inclut pas le peuple palestinien et son expérience historique, récente et passée, dans sa réflexion. Dans la logique des repères herméneutiques  mentionnés plus haut, le peuple palestinien est un élément important pour la réflexion théologique. Il peut même être un élément décisif pour une théologie équilibrée susceptible de contribuer à ouvrir la voie à une paix juste et vraie dans cette région.

                        Dans l’Evangile de Marc (10, 13-16), les disciples, avec leur mentalité propre et leurs idées reçues, entouraient Jésus et écoutaient avec joie ses enseignements divins, quand des enfants se sont infiltrés dans les rangs des auditeurs comme des intrus encombrants. La réaction spontanée des disciples a été d’écarter ces trouble-fête. Jésus s’en est indigné, les a accueillis chaleureusement et les a mis au centre de son attention et de son enseignement. L’Evangile ajoute: «Il les embrassa et les bénit en leur imposant les mains» (Mc 10, 16). Cela peut signifier que Jésus a intégré ces «inutiles» dans l’Histoire du Salut défiant en cela l’étroitesse d’esprit de ses disciples et les invitant à un regard plus large et plus vrai sur le Royaume de Dieu. Ce passage de l’Evangile nous met en face d’un cas où les oubliés, «les offensés et les humiliés», les marginalisés de l’histoire humaine deviennent des éléments constitutifs de l’Histoire du Salut. Le salut ne vient-il pas souvent de la part des marginaux?

Ma lecture de ce passage n’est pas innocente comme on peut le deviner. En effet, il me semble que le peuple palestinien est l’élément ignoré de la théologie en question, à partir de l’idée qu’il n’est pas un élément constitutif de quelque intérêt. On dirait qu’il dérange même un système de pensée qui préfère se réfugier dans des schémas bien déterminés. Je suis sûr que cet élément oublié et dont la présence dérange peut devenir l’élément qui guérit cette théologie de ses perspectives unilatérales et partiales.

 Dans ce cas, la théologie doit faire face è une série de questions: Quel est le sens théologique de la destruction de 400 villes et villages palestiniens par l’armée israélienne lors ou à la suite de la guerre de 1948? Que signifie l’expulsion, à cette même date, de presque un million de Palestiniens (ils dépassent aujourd’hui les trois millions) en dehors de leur pays pour leur substituer de nouveaux immigrants juifs?  Que signifie l’usage de toutes les formes d’oppression à l’encontre des Palestiniens des Territoires Occupés durant plus de trente années d’occupation? Comment faut-il voir le fait que les citoyens palestiniens de l’Etat d’Israël soient considérés comme des citoyens de seconde classe et quelle est la vision théologique qui est sous-jacente à une telle réalité? Quel est le résultat d’une approche idolâtrique de la terre et quelles en sont les conséquences? Est-ce que la terre est plus importante que Dieu et les êtres humains? Comment la Bible regarde-t-elle l’oppression?… On peut continuer la liste jusqu’à l’infini.

Il reste que la réflexion sur la signification théologique d’Israël et de l’Etat hébreu n’a pas de sens et reste, pour le moins, incomplète sans une réflexion en profondeur sur la signification du peuple palestinien, évidemment sans pour cela tomber, là aussi, dans le piège de l’idéologie. C’est une question de crédibilité, d’intégrité intellectuelle et une preuve de bonne intention. L’exode du peuple juif est inséparable de l’exode du peuple palestinien. Ils se conditionnent mutuellement et constituent une libération l’un et pour l’autre. Comme on le voit, il en va du salut du peuple palestinien tout autant que du salut du peuple juif. Bien plus, il me semble que la prise en considération d’une manière réelle et décisive du peuple palestinien peut bien être la planche du salut du peuple juif en Terre Sainte. Le peuple juif en Israël doit finalement comprendre que son salut passe par le salut du peuple palestinien (et vice versa aussi).

 

5. La communauté chrétienne palestinienne

            Il est étonnant de voir une grande figure de l’Eglise de ce temps, le Cardinal C.M. Martini, Archevêque de Milan, dans une conférence sur Jérusalem, mentionner la communauté chrétienne d’expression hébraïque pour se demander «quelle signification théologique peut avoir la reprise à Jérusalem d’une communauté de juifs chrétiens»[2], sans toutefois croire nécessaire de mentionner la communauté chrétienne palestinienne vieille de deux mille ans d’histoire et poser la question de sa signification théologique à Jérusalem. C’est pour dire tout simplement que la communauté chrétienne - comme le peuple palestinien – est l’élément méconnu ou ignoré, comme si elle ne faisait pas partie de cette Histoire du Salut qui se perpétue sur cette terre. Son petit nombre[3] n’est pas une excuse pour cet oubli (faut-il revenir è l’importance du petit et de l’oublié?). Il est temps de remédier à cette négligence, tant sur le plan politique que religieux et théologique.

            Cette communauté chrétienne est exposée à tous les regards. Par les Israéliens, ils sont vus à travers l’expérience de la Shoa ou à travers le fait qu’ils soient palestiniens. Ils sont souvent considérés, aussi, comme une communauté archéologique sans importance et sans poids dans les débats qui agitent la région. Par les musulmans, leurs concitoyens, ils sont souvent vus à travers un Occident chrétien, qu’ils considèrent comme la source de tous les maux. Pour leurs frères chrétiens, surtout en Occident, ils sont méconnus ou mal connus. Et quand ils les connaissent, ils en sont déconcertés à cause d’une variété qu’ils voient de l’extérieur sans être capables d’en découvrir les richesses. On les présente quelquefois comme étant des victimes entre l’enclume et le marteau et eux-mêmes se laissent quelquefois prendre par du victimisme, déplorant un sort incertain. Au milieu de tous ces miroirs déformants, comment se voient-ils eux-mêmes? Dans tous les cas, ils savent ce qu’ils sont: Arabes, palestiniens, chrétiens. Ils savent aussi, comme les Palestiniens en général, que la Terre Sainte est une partie essentielle de leur identité, comme ils sont une partie essentielle de l’identité de la Terre Sainte, c’est-à-dire que la Terre sainte ne serait pas la Terre Sainte sans eux. Et c’est à partir de là qu’ils cherchent, au milieu de difficultés immenses, de se trouver une place sous le soleil dans le tourbillon d’événements qui agitent la Terre Sainte. Ils sont continuellement en recherche pour se situer dans un contexte plus que jamais difficile.

            Il faut dire que cette petite communauté est celle qui a le plus souffert de cette carence théologique, que nous avons essayé de montrer et d’expliquer. Naturellement, les Palestiniens chrétiens étaient embarrassés, sinon scandalisés et angoissés, par cette théologie, dont les échos leur parvenaient d’une manière ou une autre. Ils étaient mal préparés à ce débat théologique  Mais ils ne pouvaient que se demander comment une telle théologie peut se permettre d’oublier la souffrance de leur peuple et d’avoir peu de considération pour une communauté chrétienne qui a survécu à une histoire aussi mouvementée. Sont-ils en marge de l’histoire de la Terre Sainte? Sont-ils en marge de l’Histoire du Salut? Sont-ils un élément de trop dans la géographie humaine et religieuse de la Palestine? N’y a-t-il pas un mot à dire à leur sujet dans le débat qui nous concerne? N’ont-ils pas eux-mêmes un mot à dire? Leur embarras, leur scandale et leur angoisse sont des plus compréhensibles.

Embarrassés, scandalisés, offensés, ils l’étaient, mais ils ne se sont pas contentés de l’être. A partir des années soixante-dix, années cruciales dans l’histoire du Moyen-Orient en général et de la Terre Sainte en particulier, ils ont commencé à réfléchir sur le sens de leur présence, de leur vocation, de leur témoignage et de leur mission, cherchant à se définir et à se situer, dans de petits cercles au début, ensuite d’une manière plus organisée et plus systématique. Il n’est pas de notre propos de nous étendre sur les détails de cette réflexion, mais nous pouvons dire que ces années ont été riches en ferments de vie. C’est dans une telle atmosphère, qu’une théologie palestinienne a commencé à voir le jour petit à petit, une théologie qui s’est efforcée de développer une réflexion à partir du contexte réel et concret de la Terre Sainte. Cette réflexion a déjà à son actif une production théologique assez significative[4]. Il fallait partir de zéro et cette réflexion l’a fait. Dans les diverses Eglises chrétiennes de Terre Sainte, surtout catholiques et évangéliques, des théologiens ont commencé à remonter la pente et à chercher ce que eux seuls pouvaient dire à partir de leur situation réelle. Il est évident que les questions théologiques soulevées par Israël et la fondation de l’Etat hébreu ont été au centre de cette réflexion[5].

La question qui se pose, dans le contexte qui nous concerne ici, est celle-ci: Quelle est la signification théologique de cette communauté au milieu des différents groupes, humains et religieux, en Terre Sainte? Au milieu des ruines des églises anciennes dans notre pays, il n’est pas rare de trouver des baptistères où des générations et des générations de chrétiens autochtones ont reçu la grâce du baptême, qui les insère dans l’Histoire de Salut. Cette grâce continue d’être reçue dans nos églises toujours vivantes. Quel est rôle de ce petit reste dans l’histoire profane et religieuse de la Terre Sainte? Que représente-t-il? Quelle est sa vocation, sa mission et la forme de son témoignage? Quelles semences salvifiques porte en elle cette communauté?… Une telle réflexion bat son plein. Il n’est pas de notre propos d’exposer tous les éléments de cette réflexion, mais il reste qu’elle est là et mérite l’attention de tous.. Cette communauté doit être interrogée quand on veut développer une théologie concernant tous les problèmes de la Terre Sainte. Elle représente, en effet, un lieu de la Parole de Dieu, qu’il faut savoir lire et méditer.

 

6. Jérusalem, lieu théologique

            Il est difficile de parler de Jérusalem, parce qu’elle est une ville difficile, qui ne se livre pas facilement. Il faut beaucoup de temps et beaucoup de regard intérieur pour pénétrer son mystère ou plutôt se laisser pénétrer par son mystère. C’est une ville qui blesse et guérit, qui dérange et pacifie. Elle est la ville pascale par excellence. Pour un chrétien – et pour un chrétien palestinien – cela veut dire beaucoup.

            Parler de la Terre Sainte dans ses divers aspects (politiques, religieux, ecclésiaux…) sans s’arrêter longuement à Jérusalem me semble une bavure impardonnable. Il est dommage que les discussions politiques aient choisi de laisser à la fin des négociations ce problème épineux, parce que, si Jérusalem est un problème, elle peut aussi présenter les éléments d’une solution vraie à tous les problèmes de la Terre Sainte. La paix commence à Jérusalem. Il est vrai que cette Ville Sainte suscite des passions incontrôlables et incontrôlées, comme il est vrai que la situation actuelle ne facilite pas une réflexion sereine sur la vocation de cette ville et sa mission prophétique. Mais il faut être capable, sans oublier le champ de mines dans lequel nous avançons, de scruter le mystère de Jérusalem pour en découvrir les appels et les possibilités. A Jérusalem, l’histoire et la géographie du salut se rejoignent pour générer des formes de vie toujours nouvelles

Jérusalem est riche de possibilités théologiques qu’il faut savoir scruter pour le bien de tous ceux qui l’aiment. Une telle théologie ne peut se développer qu’à partir des réalités concrètes de Jérusalem. Il faut sauver Jérusalem des mythes qui empêchent d’en voir la réalité. Quelles sont ces réalités concrètes?

 

A. Réalités de Jérusalem

            On peut les grouper sous les titres suivants:

-         Deux peuples (l’israélien et le palestinien):  La présence à Jérusalem de ces deux peuples est loin d’être du domaine de l’imagination. En effet, il suffit de parcourir à pied la vieille ville de Jérusalem pour se rendre compte de son caractère arabe et palestinien de la Ville Sainte avec son cachet oriental caractéristique ((qu’on peut rapprocher du Caire, de Damas, de Beyrouth et d’autres villes du monde arabe). Et il suffit de parcourir les rues nouvelles de Jérusalem-Ouest pour se rendre compte de la réalité israélienne de cette partie de la ville, avec toute la diversité qui la caractérise et qui reflète la diversité du peuple juif. L’appartenance à Jérusalem est, pour les deux peuples, quelque chose d’inséparable de leur moi national le plus profond.

-         Trois religions monothéistes (judaïsme, christianisme, islam): Les trois religions monothéistes se côtoient à Jérusalem. Et chacune a la conviction profonde que Jérusalem fait partie de son identité religieuse, dans ce sens qu’elle ne peut se comprendre et être comprise sans cette référence à Jérusalem. On ne peut comprendre Jérusalem sans ces trois religions comme aussi on ne peut comprendre ces trois religions sans Jérusalem. Les symboles de cette appartenance sont la mosquée de l’Aksa pour les Musulmans, le Mur des Lamentations pour les Juifs, la basilique de la Résurrection pour les Chrétiens. Et cette présence est bien vivante. Il suffit, en effet, de fréquenter Jérusalem, lors des fêtes respectives de ces trois religions, pour s’en rendre compte.

 

-         Diverses Eglises chrétiennes: A Jérusalem vivent, comme chez elles, les diverses Eglises chrétiennes: La famille orthodoxe (grecs-orthodoxes), la famille orthodoxe orientale (arméniens, coptes, syriaques), la famille catholique (six Eglises catholiques différentes), la famille évangélique (anglicans et luthériens, surtout)[6]. Chacune de ces Eglises se prévaut d’une histoire, d’une mémoire, d’une culture, d’une langue, d’une liturgie, d’une théologie, d’une spiritualité, d’un patrimoine, d’une structure… La présence de la plupart de ces Eglises sous la coupole de la basilique de la Résurrection est hautement symbolique. Elles sont diverses, mais  appelées toutes à l’unité dans le Christ.

-         Deux mondes (l’Orient et l’Occident): Derrière les deux peuples, l’israélien et le palestinien, ce sont deux mondes qui se trouvent face à face: L’Orient et l’Occident. Et nous savons que la rencontre entre ces deux mondes n’a pas été facile à Jérusalem (croisades, colonisation, problème palestinien…). A Jérusalem, la frontière entre l’Orient et l’Occident n’est pas une masse d’eau (la Méditerranée), mais une petite rue qui sépare Jérusalem-Est de Jérusalem-Ouest. Sont-ils là pour dialoguer ? Pour cohabiter? Pour se combattre? On peut y ajouter aussi la dimension Nord-Sud de Jérusalem. Tout cela n’invite-t-il pas à la réflexion?

-         L’humanité entière: A travers les pèlerins qui lui viennent du monde entier, Jérusalem est une ville à vocation universelle. Elle n’intéresse pas seulement ses habitants, mais l’humanité entière. C’est pour cela qu’elle ne peut laisser indifférent.

-         Dieu et l’homme: En passant en revue les réalités de Jérusalem, on ne peut se contenter de sa dimension horizontale, surtout que cette dimension unique lui vient justement de sa dimension verticale. Elle est la ville que Dieu a choisi pour engager un dialogue avec les hommes. Malgré toutes les apparences, elle reste une ville marquée par ce mystère.

C’est à partir de toutes ces réalités qu’une solution politique doit être cherchée. Mais la politique n’est pas notre propos. Il vaut mieux rester dans le domaine de la théologie. 

 

B. Jérusalem, lieu théologique

            Jérusalem n’est pas une ville ordinaire avec ses problèmes d’habitat, de trafic, d’organisation urbaine etc… Elle est une ville unique, où une Parole a été dite et donnée. On peut dire sans hésitation que Jérusalem est un lieu théologique, dans le sens qu’elle constitue un lieu de révélation et une référence pour la réflexion théologique (comme la Parole de Dieu, la Tradition vivante...). Celle-ci  y puise une inspiration pour entrer dans le mystère de Dieu, de l’homme, de l’histoire en général et de l’Histoire du Salut en particulier.  Les réalités de Jérusalem font d’elle un laboratoire théologique de premier ordre. C’est là que la recherche de réponses aux grandes questions qui angoissent l’humanité d’aujourd’hui trouve sa place prédestinée.

Sans vouloir tomber dans le piège du fétichisme des temps et des lieux, on peut dire que Dieu s’est révélé dans un temps pour sanctifier le temps et il s’est révélé dans un lieu pour sanctifier le lieu, pour en faire le temps et le lieu de sa révélation. «Retire tes sandales de tes pieds car le lieu où tu te tiens est une terre sainte» (Ex 3, 5). A Jérusalem une parole divine a été dite. Cette parole est actuelle et s’adresse à tous les hommes d’aujourd’hui. Le mystère de cette parole est à méditer à la lumière de la Bible, de la tradition vivante, de la dynamique de l’Histoire du Salut, et aussi des réalités concrètes qui se présentent à nous. C’est à ce dernier point que nous nous arrêtons.

Il y a lieu de penser que les réalités de Jérusalem mentionnées plus haut ne sont pas un accident de l’histoire ou un hasard. Le fait de la présence de deux peuples, de trois religions monothéistes, de diverses Eglises chrétiennes, de fidèles du monde entier qui viennent à Jérusalem comme à la source profonde de leurs croyances, comme aussi la réalité de Dieu dans son rapport avec les hommes, nous invite à croire que Dieu, à travers tout cela, veut adresser une parole unique à l’humanité, une parole dont celle-ci a profondément besoin à l’aube du troisième millénaire. Est-il hasardeux d’affirmer que ces réalités constituent un aspect mystérieux de l’Histoire du Salut qui continue à se frayer un chemin à travers l’histoire concrète des hommes? Dans ce cas, il est urgent de discerner le message que Dieu adresse à ses habitants et, à travers eux, à l’humanité entière. Le rôle de la théologie est de se pencher sur ce lieu de la Parole pour en formuler, à partir des grandes questions de l’homme d’aujourd’hui et à partir de ces mêmes réalités de Jérusalem, les appels, les dimensions et les exigences. Il n’y a pas de plus noble tâche pour la théologie que celle-là.

C’est à Jérusalem que les grands mots qui expriment les aspirations des hommes de  ce temps trouvent leur sens le plus profond et leurs exigences les plus urgentes. Des mots comme Dieu, l’homme, l’altérité, la différence, la justice, la paix, la vérité, la liberté, le dialogue, la réconciliation, le pardon, l’acceptation mutuelle… livrent leurs significations les plus universelles et concrètes. Et là il ne suffit pas de répéter à l’ennui des réponses de perroquet, mais il faudra d’offrir des réponses créatives qui vont à la racine profonde des choses à la lumière du mystère pascal qui marque l’être même de la Ville Sainte de son empreinte indélébile.

On voit donc que la solution du problème de Jérusalem dépasse ses frontières géographiques et politiques. Toute solution trouvée pour Jérusalem est typologique, servant de modèle à la solution de grands problèmes de notre temps. C’est à Jérusalem d’abord que ces problèmes trouveront leur solution. L’enjeu est monumental, et la responsabilité aussi. Le monde est en attente.

Evidemment il y a lieu de se demander de quelle Jérusalem nous parlons. Pour entrer dans le mystère de Jérusalem, il ne suffit pas de répéter les lieux communs de la propagande politique et de se plier aux intérêts immédiats les plus primitifs. Jérusalem n’est pas à définir à partir de nos passions, mais  à partir de son esprit caché et la splendeur de son mystère. Il ne faut pas abaisser Jérusalem au niveau de nos étroitesses d’esprit, mais nous élever tous à la hauteur de son mystère. C’est à cette condition qu’elle peut prodiguer avec grande générosité ses dons pour tous

           

Conclusion: Pour une théologie de la justice et de la paix

            Jean XXIII, dans sa félèbre encyclique Pacem in Terris, fonde la paix sur «la vérité, la justice, l’amour et la liberté». Cette vision, vieille de presque quarante ans, est plus que jamais actuelle en Terre Sainte. Elle nous rappelle que ces valeurs sont inséparables. La situation actuelle en Terre Sainte nous invite à en approfondir le sens pour en entrevoir les exigences. Il en va tout aussi bien de l’avenir du peuple palestinien et de celui du peuple israélien, qu’il en va de l’avenir de notre humanité. La théologie est invitée à le dire et à le redire. C’est ainsi qu’elle peut contribuer à faire de Jérusalem et de la Terre Sainte, non un cimetière commun, mais un lieu de vie pour tous. Il faut savoir espérer contre toute espérance.

 

P. Rafiq Khoury

Prêtre palestinien

 

 



[1] N’est-ce pas l’épisode de Nabot injustement dépossédé de sa vigne par Ahab? Cf., à ce propos, Naim Stifan ATEEK, Justice and only Justice: A Palestinian Theology of Liberation, Maryknoll, New York, 1989, p. 87-89.

[2] Cf C.M. MARTINI, La parola nella città, EDB (1982), p. 252.

[3] Les chrétiens, dans les Territoires Occupés – y compris Jérusalem - et dans les territoires de l’Autorité palestinienne, comptent  à peu près 50.000 fidèles, toutes confessions confondues. 

[4] Pour une étude détaillée de cette théologie, dont la plupart de textes sont en arabe, cf Uwe GRÄBE, Kontextuelle palästinensische Theologie, Thèse de Doctorat, Erlanger Verlag für Mission und Ökumene,1999, 367 pages. Cf. aussi, pour un exposé global, Rafiq KHOURY, Palestinian Contextual Theology: its March and its Message, Al-Liqa’ Journal, n. 14-15 (2000), p. 39-88.

[5] Il faut dire que le premier qui a osé soulever ces questions du point de vue palestinien est le pasteur anglican palestinien, Naim Stifan ATEEK, dans son livre, cité plus haut, Justice and only justice: A Palestinian Theology of Liberation, Maryknoll, New York,1989, 229 pages.

[6] Nous avons adopté pour cette énumération les catégories du Conseil des Eglises du Moyen-Orient (CEMO)